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Épisode 4 : Chutes

"A l'aide," entendis-je. Le son étouffé venait de l'arrière de la maison. Je posai mon livre, attendis un moment jusqu'à ce que j'entende un second cri, "Au sssecccououours," alors je me précipitai vers sa chambre de couture. La porte était fermée, et quand j'essayai de la pousser, elle s'ouvrit très doucement. J'appuyai davantage, et l'ouvrit suffisamment pour me permettre de regarder dans la pièce.

"Chérie," appelai-je dans la chambre. Ma propre voix était assourdie, amortie par les piles de tissus cachant le sol. "Tu es là ?" demandai-je alors que mes yeux parcouraient les tas de tissus recouvrant la machine à coudre, la surjeteuse, la chaise. Un cyclone était passé dans la chambre et y avait déposé le contenu de toutes les poubelles de tous les magasins de tissu de la ville.

"Mmmmmmmphhhh," entendis-je venant d'un coin de la chambre, le son s'échappant d'une pile de chutes multicolores, tel un jardin de fleurs. Je réalisai que toute la chambre était inondée de chutes. Et je réalisai que quelque part dans ce gigantesque ouragan de tissus, ma Chère Épouse appelait à l'aide.

J'avançai péniblement à travers des carrés, des triangles, des bandes de tissus, des pièces coupées et déchirées de toutes tailles et de toutes formes. Le sillon de bouts de tissus que je laissais derrière moi ondulait jusqu'aux murs. Je m'armai de courage, pris une profonde inspiration, et en traversant des monceaux de passementeries et de rubans, j'atteignis la bosse mouvante de tissus. Je trouvai ma Chère Épouse et la tirai vers la lumière du jour.

Elle s'étrangla et bafouilla et toussa et recracha de sa bouche peluches et bouts de fil. "Tu vas bien ?" demandai-je. Je ne lui demandai pas ce qui s'était passé. Je ne lui demandai pas à quoi elle était occupée dans une avalanche de détritus de tissus. Je le savais déjà.

Je le savais depuis que, trois jours plus tôt, elle avait regardé une vidéo qu'elle avait louée sur "Comment faire un 'scrap quilt'" (quilt avec des chutes). Pendant trois jours je l'ai regardé chercher dans chaque pièce de la maison, dans chaque boîte du garage, sur chaque étagère et dans chaque tiroir, pour recueillir ses  bouts de tissus cachés. Elle avait mis de côté ses chutes de tissu depuis deux ans. "Je pourrais en avoir besoin un jour," m'avait-elle dit pendant deux ans alors qu'elle amassait les "restes" de sa couture dans le moindre petit espace libre. Pendant trois jours, elle avait "déménagé" ses chutes vers sa chambre de couture.

"Je vais bien. Quelques bouts de tissu sont tombés de l'étagère," dit-elle calmement.

Je la brossai. "Près de cent livres de bouts de tissus," dis-je.

"J'avais oublié que j'en avais autant," dit-elle. Elle respirait à nouveau normalement.

J'enlevai quelques petits morceaux de tissu à motif de cachemire de sa chevelure. "Tu en as beaucoup," dis-je. "De quelle taille est le quilt que tu envisages de faire ?"

"Je ne fais pas encore de quilt. Je n'ai eu qu'une leçon jusqu'à présent."

"Mais ?"

"Mais je pensais pouvoir m'entraîner en faisant un petit carré avec des chutes. Je n'ai pas trop à me soucier de faire quelque chose de parfait"

"Tu vas coudre quelques-uns de ces bouts de tissu ensemble, c'est cela ?" demandai-je. Elle acquiesça. "Un carré de quelle taille ?"

"Quinze centimètres," dit-elle doucement.

"Alors tu avais besoin de trente chargements de camions de chutes de tissus pour faire un carré de quinze centimètres !"

"J'ai besoin de beaucoup d'entraînement. De plus, il est difficile de décider quel bout de tissu utiliser."

"Pourquoi ne fermes-tu pas les yeux et ne te baisses-tu pas pour en saisir une poignée pleine puis les utiliser?" C'est une question logique, n'est-ce pas ?

"Oh non, les tissus doivent être assortis."

"Ils doivent être assortis ?" J'étais véritablement surpris. "Cela ne s'appelle-t-il pas 'scrap quilt' parce qu'on utilise des chutes ?"

"Ils doivent malgré tout être assortis. Il faut prendre les bonnes couleurs, les bons motifs, les bonnes formes. Une quilteuse ne peut pas coudre n'importe quels morceaux de tissus ensemble." Elle était indignée à présent.

"Les quilteuses doivent donc avoir suffisamment de tissus dans leur chambre de couture pour équiper une armée avant de pouvoir réaliser un carré de quinze centimètres de côté ?"

"Pas les quilteuses expérimentées. Je suis une débutante. Les quilteuses expérimentées jettent juste un oeil au tissu, et elles trouvent les couleurs qu'il faut, les tons qu'il faut, les morceaux sont coordonnés à la perfection. Je ne peux pas encore faire cela. Je ne suis qu'une débutante. Cela me prendra un certain temps pour apprendre comment faire. Maintenant laisse-moi aller travailler." Elle donna un coup de pied dans les tissus sur le sol et s'ouvrit un chemin pour pouvoir se déplacer.

"Tu ne vas pas retourner là en-dessous ?" demandai-je.

"Pas à moins que je ne cherche un bout de tissu particulier."

"Dans ce cas tu seras prudente ?"

"J'essaierai d'être prudente," dit-elle.

"Très bien, alors," dis-je en me retournant pour tracer ma propre voie pour sortir de la chambre. J'admis que c'était une chambre très colorée.

"Mais une quilteuse débutante ne peut pas promettre d'être parfaite," ajouta-t-elle. Elle piocha une poignée pleine de chutes et les examina. J'étais congédié.

Je retournai dans le living room et commençai à lire mon livre, mais je n'arrivai guère à me concentrer. Je continuais à entendre les bouts de tissu tomber. Je sais que je les entendais.

(Note : ma Chère Épouse tient à préciser que sa chambre de couture n'est pas si mal que ÇA.)

Copyright 1998 by A.B. Silver pour la version originale en anglais.
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