Épisode 7 : Voleurs de carrés

"Le 17. Compose le 17 !" J'entendis ces mots désespérés alors que j'étais secoué dans mon sommeil, ma poitrine martelée par ses mignonnes petites mains.

"Quoi ?" dis-je, mi-marmonnant, mi-ronflant. C'est que je dormais si bien.

"Appelle la police," dit-elle. J'ouvris les yeux et scrutai son visage, juste au-dessus du mien.

"Tu te sens bien ?" demandai-je, soudain réveillé par ce qu'elle disait. Je me soulevai. "Tu vas bien ?" demandai-je, dans l'urgence cette fois.

"Je pense que quelqu'un s'est introduit chez nous."

"Ici ? Maintenant ? Dans la maison ?" Je regardai autour de moi. Je regardai le réveil. Il était deux heures du matin.

"Pas maintenant. Personne n'est là maintenant," dit-elle. Ses mots étaient précipités, hoquetants. Elle prit une profonde respiration et se ralentit.

"Mes carrés," dit-elle.

"Quoi ? Tu es sûre que tu vas bien ?" Je m'assis alors qu'elle se tenait à côté du lit. Elle avait l'air tout à fait bien.

"Quelqu'un est entré pour prendre tous mes carrés," dit-elle.

"Quels carrés ?" Je regardai son visage. Je regardai ses yeux. Puis je compris qu'elle parlait de ses carrés de patchwork.

"J'en ai fait quarante-neuf," dit-elle. "Vingt-cinq carrés "nine-patch" et vingt-quatre carrés boule de neige."

"Et tu crois que quelqu'un est entré et les a pris ?" demandai-je. Je commençai à me relaxer. Il n'y avait pas besoin de la police. Pas besoin d'appeler le 17. Aucune urgence. Elle avait trop travaillé. Elle était à bout. Pendant trois jours, elle avait cousu des carrés pour son nouveau patchwork. Plusieurs fois, j'avais dû l'interrompre, pour manger avec elle, pour aller faire une promenade. Depuis qu'elle était revenue de son deuxième cours pour apprendre à faire un quilt "boule de neige", elle était si inspirée, si absorbée, qu'il fallait que ses carrés soient prêts pour le prochain cours. Bien qu'elle disposât de deux semaines, elle l'avait fait en trois jours.

"J'ai entendu un bruit," dit-elle. "Je savais que quelqu'un voulait prendre mes boules de neige."

"Es-tu allée voir si elles étaient encore là ?" demandai-je. Je savais à quel endroit elles devaient se trouver. L'après-midi de la veille, elle m'avait envoyé acheter une plaque de contreplaqué, pour y tendre dessus un vieux drap de flanelle, pour lui faire un panneau de flanelle. Ce panneau se trouvait dans le living room, chaque centimètre carré de sa surface recouvert par quarante-neuf carrés, tous ces carrés arrangés comme ils le seraient lorsqu'elle les aura tous cousus ensemble pour en faire le top de son quilt.

"Je veux que tu ailles voir," dit-elle.

"Tu penses vraiment que quelqu'un les a pris ?"

"Ce sont de beaux carrés," dit-elle. "Va voir."

"Très bien," dis-je, soulevant mon corps de deux heures du matin, qui était très endormi et difficile à remuer, mais je me traînai vers le hall jusqu'au living room. Elle attendit dans la chambre.

J'allumai la lumière, regardai vers la bibliothèque où j'avais en dernier vu le panneau de flanelle appuyé contre les étagères. Je vis le panneau et quarante-neuf carrés. Assemblés ainsi, l'effet était très réussi. Elle avait fait du bon travail pour son premier quilt.

"Tout est là," criai-je depuis le hall, mais mes mots étaient endormis aussi et sortirent doucement et mirent un moment à l'atteindre. Je les suivis et la rejoignis.

"J'ai du rêver," dit-elle.

"Tu as rêvé cela ?"

"J'ai fait un quiltmar*," dit-elle en s'excusant. "Ça semblait si réel."

"Un quiltmar ?" Eh bien, pourquoi pas ? Depuis deux semaines, elle n'avait que cela à l'esprit. "Ce qui est bien réel," dis-je, "c'est qu'il est deux heures du matin et que je suis très fatigué et que tu es très fatiguée et je pense que tu devrais te rendormir pour que je puisse me rendormir."

"Il faut que tu les mettes sous clef," dit-elle.

"Les portes sont fermées à clef," dis-je. "L'alarme est enclenchée. Il n'y a pas de danger." 

"Il faut que tu mettes les carrés sous clef," dit-elle.

"Tu veux mettre les carrés sous clef pour qu'ils soient en sécurité ?" demandai-je.

"C'est exactement ce que j'ai dit. N'écoutes-tu pas ?" J'eus l'air contrit et elle poursuivit. "J'ai lu dans un magazine de patchwork la semaine dernière que des carrés sont volés tout le temps. Une femme a perdu tous ses carrés à cause d'un voleur de carrés."

"Je n'ai jamais vu de voleur de carrés," dis-je. "Y a-t-il aussi des voleurs de ronds ?"  Elle voulut m'envoyer un coup de poing, mais était trop endormie pour m'atteindre.

"Prends une chaîne. N'as-tu pas une grande chaîne ?" demanda-t-elle.

"J'ai des chaînes pour les pneus de la voiture," dis-je.

"Il faut que les carrés soient en sécurité," dit-elle. "J'y ai travaillé longuement. Il faudrait les protéger avec de nombreuses chaînes."

"Oui, tu y as travaillé très longtemps," dis-je à la façon d'un époux. "Et voilà pourquoi tu as besoin de te reposer avec beaucoup de sommeil."

"Et tu crois qu'ils seront en sécurité ?" demanda-t-elle, sa voix pleine d'espoir et d'hésitation mêlés.

"Oui, bien sûr, " dis-je en la ramenant à la réalité. Elle s'allongea sur le lit. Je restai à côté d'elle jusqu'à ce qu'elle se rendormît. Je retournai dans le living room, regardai le travail qu'elle avait accompli, en me souriant à moi-même. Elle avait passé l'après-midi à arranger et réarranger ces carrés, jusqu'à obtenir exactement ce qu'elle désirait. Elle méritait son sommeil. J'éteignis les lumières. Maintenant c'était à mon tour d'aller dormir.

Au lieu de cela, je restai allongé dans le lit, les yeux grands ouverts, les oreilles à l'affut du moindre bruit de quelqu'un tentant de s'introduire dans notre maison bien fermée et sous alarme. Ou alors étais-je en train d'avoir un quiltmar moi-même, prêt à croire que notre maison, notre quartier, notre entourage étaient remplis de cambrioleurs et voleurs de carrés, attendant tous que je sombre dans le sommeil pour pouvoir se glisser dans notre maison et dérober 49 carrés de patchwork de fabrication soignée. Ça pourrait arriver, vous savez. Ce sont des carrés de grande valeur. Ma Chère Épouse les a faits.

*quiltmar : jeu de mots à partir de quilt + cauchemar

Copyright 1998 by A.B. Silver pour la version originale en anglais.
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