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Épisode 10 : La grande gagnante

Ces derniers temps, ma Chère Épouse, Mère de nos enfants, Heureuse Grand-mère, et Reine de la Couture, est devenue une étrangère. Oh, je savais qui elle était. Je savais même où elle était la plupart du temps. Mais elle était de plus en plus occupée par sa couture, ses projets, de sorte qu'il s'avère difficile de la reconnaître. Oh, de temps en temps je pouvais voir une partie de son visage, peut-être un coude ou un genou, et hier quand elle est allée prendre sa douche,  j'ai pu apercevoir une parcelle de peau.

"Je couds," me répond-elle lorsque je voudrais qu'elle s'arrête pour prendre un repas ensemble, passer quelques minutes devant la télé, avant d'aller se coucher.

"Je ne l'aurais pas su en te regardant !" Non seulement ses vêtements sont de bons indicateurs de son activité, avec le look original que leur apportent tous les brins de fil et pièces de tissu qui s'accrochent partout sur elle, mais aussi sa chevelure, qui a perdu son beau gris pour devenir un arc-en-ciel de bouts de couleurs, que même celui arborant la coiffure la plus punk lui envierait.

"Je ressemble à n'importe quelle personne qui coud un petit peu," dit-elle, écartant ma tentative pour retrouver la personne unique que j'avais un jour connue derrière ce déguisement de peluches et de fils.

Et je croyais qu'elle était unique. Elle avait son look à elle, et je l'acceptai, comme son besoin de respirer, manger, boire, et coudre. Mais lorsque samedi dernier elle m'emmena dans le magasin de tissus pour acheter un mètre de coton jaune pour faire son quilt, j'ai réalisé qu'elle avait des parents. Pas de la parenté par le sang dans sa famille ou par le mariage. Non, elle avait une famille étendue, avec des ramifications partout. Quelques-uns de ses membres étaient dans le magasin de tissus.

"Alors, à quoi travaillez-vous en ce moment ?" demanda une dame se tenant près d'une pile d'une douzaine de tissus jaunes 100 % coton. Chaque tissu avait une nuance de jaune différente, un ton différent, une luminosité d'un degré différent. La petite femme se dressait sur ses orteils, s'allongeant pour atteindre l'étagère au-dessus des tissus jaunes. Je commençai à répondre que je ne travaillais à aucun projet excepté la paresse, la léthargie et l'indolence, mais ce n'est pas à moi qu'elle s'adressait, ni à ma Chère Épouse, qui cherchait son tissu jaune. Elle parlait à une  femme plus grande qui l'aidait à descendre un rouleau de tissu marron clair.

Je regardai les deux femmes. L'une portait une robe d'été fleurie et l'autre un haut rose avec un short blanc. Du moins c'était ce qu'elles portaient en-dessous. Attachés d'une mystérieuse façon aux vêtements de la grande femme, il y avait une collection de fils colorés et des petits morceaux de tissu bleu éparpillés. La plus petite dame avait des mèches de fils rouges mêlées à sa chevelure auburn qui encadrait sa figure joyeuse.

"Je vois à votre tenue que vous cousez aujourd'hui," dit la plus petite en saisissant le rouleau de tissu dans ses bras.

"Je n'arrive jamais à enlever tous ces fils" fut la réponse. Pour le prouver, la plus grande frotta ses vêtements sans aucun effet.

"Je n'arrive pas non plus à rester propre," dit la plus petite. "Je n'essaie même plus."

"Je sais ce que vous voulez dire. Regardez moi." Elle sembla encore plus grande en pointant du doigt un fil rouge sur son épaule. "Il vient d'une chemise que je faisais la semaine dernière."

"ça ce n'est encore rien," dit la seconde. "Ce morceau de batik vient d'un panneau mural que j'ai quilté le mois dernier."

"Où aviez-vous acheté ce tissu ?" demanda la grande femme en touchant le batik.

"Ici," dit-elle. "Au fond du magasin."

"J'ai trouvé celui-ci ici aussi," dit-elle en attrapant un minuscule fil vert. "C'est Brume Marine."

A ce stade de la conversation, deux autres femmes et un homme s'étaient rapprochés. Je me rendis compte soudain que je n'étais pas à ma place. Mon t-shirt bleu était propre. Mon short blanc et mes socquettes blanches étaient propres. Je n'avais rien à faire ici. Rien à voir avec ces victimes du "Syndrome Crampon du Couseur". Je n'avais pas une seul morceau de fil ou de tissu se cramponnant à mes vêtements pour prouver que je cousais quelque chose dans ma vie. J'étais un outsider.

Je regardai le petit groupe, tous saupoudrés des preuves de leurs activités de couture, fils et petites peluches, bouts de tissus s'accrochant à leurs vies.

"Vous avez fait un Churn Dash (ndlt : nom d'un bloc piécé, qui peut aisément se faire avec une méthode rapide, au cutter rotatif)," dit l'homme à l'une des femmes. "Je vois les pièces que vous avez coupées," dit-il s'approchant d'elle pour regarder de plus près les minuscules bandes de noir et violet sur sa robe.

"Il y a trois semaines. Je l'ai terminé et donné comme cadeau de mariage." Elle toucha fièrement du doigt ces vestiges décoratifs.

"Cela vient d'une paire de pantalon," dit le gentleman en pointant, avec juste une touche d'humble fierté, une pièce triangulaire de gabardine.

"Regardez ça," dit une nouvelle dame en s'approchant. Le groupe s'élargit pour la laisser entrer. Elle montrait un yo-yo fleuri de la taille d'un centime. "Il vient d'une veste que je faisais il y a huit mois," dit-elle, mais il y avait de la tristesse dans sa voix. "Je ne l'ai jamais finie. J'ai commencé autre chose et je ne m'y suis jamais remise."

D'autres personnes les rejoignirent. Les voix semblaient être de plus en plus fortes, hurlant tout autour de moi, l'une plus excitée que l'autre, toutes montrant et touchant et expliquant. Je regardai ma Chère Épouse. Je la voyais juste en-dehors du cercle de ces gens "couverts de fils". Je la rejoignis, trouvai sa main, et l'entraînai à l'intérieur du cercle. "Stop," criai-je à la foule rassemblée. "Regardez cela." Je la fis tourner pour que tous puissent voir.

"Qu'est-ce que c'est ?"

"Je ne vois personne."

"Une pile de restes, c'est tout."

'Y a-t-il quelqu'un là ?"

"C'est une plaisanterie ?"

"Qui ?"

Je trouvai une prise dans le tas de couleurs devant moi, les restes, les fils, les peluches, les points d'essai, les coins, les extrémités, les lisières coupées, et je secouai la femme que j'aime. Je secouai et secouai jusqu'à ce qu'une avalanche de débris de couture tombe sur le sol et découvre ma Chère Épouse.

"Oh."

"Ah."

"Elle sait certainement comment coudre."

"C'est elle la gagnante," dis-je en l'entraînant elle, le rouleau de tissu jaune et moi-même vers le comptoir."

C'était une décision unanime.

Copyright 1998 by A.B. Silver pour la version originale en anglais.
Toute reproduction est interdite sans la permission de l'auteur.

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