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Épisode 11 : Mise en sandwich

"J'ai besoin d'un coup de main," dit-elle. Elle se tenait à côté de moi à la table de la cuisine alors que je prenais ce qui était en train de devenir ma dernière gorgée de café de la matinée.

"Un coup de main ou de tout le corps ?" demandai-je. Je connaissais son code. Je savais qu'elle ne se contenterait pas d'une seule main. Mais j'ignorais qu'elle aurait besoin de tout mon corps.

"Viens," dit-elle d'un ton qui ne tolérait pas de questions supplémentaires. Je devais la suivre, sans me poser de questions.

Je réussis à poser ma tasse de café et le plateau vide du petit déjeuner sur l'évier de la cuisine avant qu'elle ne m'emportât hors de la cuisine, dans le living-room. "Quoi ? Que se passe-t-il ?" demandai-je.

"Je dois bâtir le quilt," dit-elle.

"Tu as terminé tout le top ?" demandai-je, surpris que ce soit fait. La veille au soir, il restait encore les dernières bordures à coudre.

"Je suis debout depuis 2 heures du matin," dit-elle.

"Et tu as terminé tout le top ?" demandai-je sans raison. Évidemment qu'elle avait fini le top. "Et tu as terminé le fond également ?" Elle approuva d'un léger mouvement de tête, et je compris qu'elle avait été bien occupée.

"J'ai besoin d'aide pour faire le squilt ("sandwich")" dit-elle. Elle était prête à faire la mise en sandwich avec l'assemblage du top, du molleton et du dos.

"Tu veux que je t'aide à tout mettre ensemble ?" J'étais perplexe. Peut-être n'avait-elle pas assez dormi ? Si je touchais au quilt qu'elle était en train de faire, il allait tomber en morceaux. Il se désintégrerait sous nos yeux. J'étais aussi habile avec un morceau de tissu et une aiguille et du fil qu'un ours en hibernation, animal que justement j'enviais à ce moment précis.

"Bien sûr que non," dit-elle avec un de ses petits rires dédaigneux. "J'ai besoin de place pour étendre le quilt pour pouvoir le bâtir."

"Là-dedans ?" demandai-je, surpris alors que je regardais autour de moi le living-room, le mobilier, la cheminée, la table avec les plantes près de la fenêtre, la petite table pour le café, la chaîne hi-fi, la télévision, le manque de place évident pour toute chose supplémentaire.

"C'est la seule pièce dans la maison avec suffisamment de place," insista-t-elle.

"Je peux déplacer la petite table, je suppose," dis-je. Si je déplaçais cette petite table, il devait y avoir tout juste assez d'espace pour étendre le quilt sur le sol recouvert de moquette.

"Je ne peux pas travailler par terre," dit-elle, mettant immédiatement un terme à cette idée.

"Alors ?" demandai-je, ce qui était bien sûr la pire question au monde à poser, alors que j'aurais mieux fait de fuir la maison en courant, grimper dans la voiture, et rouler 5000 km vers la côte Est, quelles que fussent les conditions météorologiques.

"Je veux que tu cherches les tables pliantes et que tu les montes."

Je ris, mais c'était un rire très bref. "Ici ?"

"J'ai besoin de beaucoup de place," répondit-elle. "Il faudra que tu déplaces quelque chose."

"Il faudra que je déplace quelque chose," me murmurai-je à moi-même. "Il faudra que je déplace quelque chose," lui dis-je. J'espérai qu'elle apprécierait mon sourire en parlant. Ce que je devais déplacer, c'était le mobilier de dix tonnes.

"Je t'aiderai," dit-elle. Ah !

Elle m'aida très bien. Elle me dirigea alors que  je penchai mon corps en avant, appuya mon dos d'un côté du divan, et poussa un grognement sans que le divan ne cédât d'un pouce.

Elle aida très bien. Elle pointa son doigt vers le sol deux mètres cinquante plus loin et dit "Il faut juste le pousser jusqu'ici."

Je poussai. Je poussai encore. Je me relevai et remis en ordre vingt-deux vertèbres de mon dos. Je tirai. Je grognai. Je m'arrêtai. Je poussai un peu plus. Le divan bougea d'un pouce, d'un autre pouce, d'un troisième pouce. "Est-ce que ça suffit ?" demandai-je.

"Juste un soupçon encore," dit-elle.

Et cela continua ainsi. Huit vies plus tard, j'avais tout mis sens dessus dessous. J'avais déplacé la petite table à café. J'avais enlevé les plantes et leur table de la fenêtre. J'avais dégagé un espace suffisant pour que le chef de chantier puisse travailler. J'avais vidé mon corps d'un énergie qu'il n'aurait peut-être jamais plus et j'avais poussé chaque muscle de mon corps à des endroits où aucun muscle n'avait jamais été.

"Maintenant tu peux chercher les tables et les monter," dit-elle.

"Maintenant ?"

"Je suis debout depuis deux heures ce matin," dit-elle. Cette réponse suffisait. J'allai dans le garage pour chercher les deux tables de banquets de deux mètres de long que nous sortons deux fois par an, lorsque nous avons assez de courage pour inviter nos enfants, leurs conjoints et nos petits-enfants à dîner tous en même temps.

Bien entendu, quand j'arrivai dans le garage, je regardai les tables et repensai à ce qu'était la vie avant qu'elle ne commençât à faire du patchwork. Avant, elle n'avait que deux pièces dévolues à sa couture. Maintenant, semblait-il, le living-room venait d'être ajouté à l'actif de la couture.

Alors, perdant tout espoir de jamais retrouver mon corps tel qu'il était, je manœuvrai les deux tables à travers la cuisine, les portes qui n'étaient pas faites pour faciliter le passage, et à travers le living-room, où il y avait tout juste assez d'espace pour dresser une large "table de quilting".

"Bon travail," dit ma Chère Épouse.  Cette aimable reconnaissance de mon travail fut la seule récompense (exceptée la perte de 20 litres de sueur et de 2 kilos). Mais c'était certainement une récompense suffisante.

"Maintenant tu as un bel endroit pour travailler," dis-je.

"C'est très bien," dit-elle, mais elle prononça cela d'une façon bizarre.

"Oh ?"

"Eh bien," dit-elle gentiment.

"Eh bien, quoi ?" répondis-je, moins gentiment.

"Eh bien, pendant que tu étais dans le garage, j'ai téléphoné à Sharon au magasin de patchwork pour lui demander des conseils, et elle m'a proposé de me servir de ses tables. Elle a quatre grandes tables, et je peux tout étaler bien plus facilement, et scotcher le dos et elle est sur place pour m'aider, alors je vais aller bâtir le quilt là-bas. Je serai bientôt de retour," dit-elle.

"Tu seras bientôt de retour ?" demandai-je. J'avais déjà perdu mon corps. Étais-je en train de perdre la tête ? "Et que devient cette pièce ?"

"Oh, laisse-la ainsi. J'aurai besoin des tables lorsque je commencerai le quilting machine. Je n'aurai qu'à mettre ma machine à coudre  ici. ça ne te dérange pas ?"

Le quilt est bâti maintenant, et moi je me repose maintenant. Je pense que je vais juste me reposer ici un peu plus longtemps. Un peu plus longtemps. Un peu plus longtemps...

Copyright 1998 by A.B. Silver pour la version originale en anglais.
Toute reproduction est interdite sans la permission de l'auteur.

Pour lire cet épisode en version originale, cliquer sur cette bobine.     

N'hésitez pas à aller admirer les nombreux autres quilts de Joan, sur le site de Popser.

 

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